La compagnie de la mandarine blanche est de retour au Théâtre de l’Épée de bois avec une nouvelle création « Allers-retours » un texte pour le moins visionnaire signé Ödön Von Horvath. Le spectacle résonne en effet férocement avec notre actualité tant il traite avec un humour grinçant et beaucoup de bon sens de la relativité de la notion de frontière. Doté d’une distribution en tous points éclatante, cette nouvelle création d’Alain Batis se distingue par un travail de précision remarquable.

Un pont. De chaque côté de ce pont un pays, et pas mal d’animosité entre les deux. Ferdinand Havlicek est un honnête commerçant, immigré de là-bas à l’origine il a depuis bien fait son trou et s’est toujours comporté en citoyen exemplaire mais il fait soudainement faillite, devient donc un poids économique pour son pays d’adoption, pour enfin être sommé un peu brutalement de rentrer chez lui. Le voici donc à la frontière, expulsé, prêt à retourner là-bas avec pour seul bien, sa valise à la main. Mais dans son pays là-bas, la loi a entre temps changé et quiconque n’ayant pas refait de demande de nationalité dans les 5 ans s’en voit tout bonnement déchu, peu importe la naissance. Havlicek est coincé, sans issu, noyé dans les méandres administratifs entre deux états, errant sur ce pont entre deux pays faisant face avec violence à l’absurdité des bureaucraties et des nationalismes. Pour égayer ses déconfitures il pourra cependant compter sur une multitude de personnages hauts en couleurs empruntant également le pont et donnant lieu à de nombreuses aventures rocambolesques.

Ödön Von Orvath écrit cette comédie populaire en 1933, taraudé sans aucun doute par son expérience personnelle et le contexte historique de l’époque. Force est de constater que les problématiques n’ont pas beaucoup changé à l’heure ou les États se referment de plus en plus sur leurs frontières. L’humour noir utilisé ici à bon escient par Horvath questionne en permanence nos paradoxes, l’absurdité de certains modèles de société et dépeint pour notre plus grand plaisir une foule de personnages jubilatoires et facétieux. La farce pouvait simplement pencher du côté de la légèreté mais l’on retrouve dans ce spectacle ce qui caractérise avant tout le travail d’Alain Batis, un sens affûté de la musicalité des mots, la langue d’Horvath est disséquée, modelée, pour trouver sur le plateau de l’Épée de bois une vie propre, une mélodie unique. Le metteur en scène distille les éléments de la farce avec parcimonie, comme autant de piqures de rappel, des injections de grotesques qui ponctuent le récit noir de l’errance de Ferdinand Havlicek. Ajoutée à cela une distanciation toute Brechtienne et l’on obtient un savoureux mélange des genres, une création qui déroute sur sa forme épurée par endroits mais trouve sa résonance et son sens dans l’ensemble. Saluons d’ailleurs le travail de Cyriaque Bellot sur la création sonore, une partition musicale qui teinte de bout en bout le spectacle d’une touche délicate d’étrangeté ainsi que des chansons ponctuant et rythmant le récit. La recherche de mise en espace sur les parties chantées est remarquable, comme une machine qui s’enraye, comme des automates que l’on ne contrôlent plus, les corps des personnages  se grippent, nous rappelant l’absurdité kafkaïenne de la grande mécanique administrative. « Allers-retours » se démarque par un travail d’orfèvre, une attention sensible et délicate accordée aux détails, Alain Batis semble toujours traiter la matière théâtrale comme une dentelle fragile et friable. Cette création ne déroge pas à la règle, c’est une machinerie complexe où chaque boulon, chaque rouage revêt l’importance la plus cruciale.  Un engagement et une générosité à saluer.

Audrey Jean

« Allers-Retours » Texte : Ödön Von Horváth.
Traduction : Henri Christophe – L’Arche Éditeur
Mise en scène : Alain Batis

Dramaturgie : Jean-Louis Besson
Avec : Raphaël Almosni, Sylvia Amato, Alain Carnat, Laurent Desponds, Théo Kerfridin, Sophie Kircher, Marc Ségala, Marie- Céline Tuvache
Scénographie : Sandrine Lamblin
Musique : Cyriaque Bellot

Durée:2h
À partir de 12 ans
Compagnie La Mandarine Blanche

Jusqu’au 23 décembre 2018
Du jeudi au samedi à 20 h 30, samedi et dimanche à 16 h
Théâtre de l’Épée de Bois, La Cartoucherie

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