Il est de ces spectacles dont on sait par avance qu’il s’agira d’une expérience hors du commun. Avec sa durée totale de 18H l’odyssée « henri VI » est forcément de cette trempe et était attendue de pied ferme à Paris depuis son succès triomphal au dernier festival d’Avignon. Proposé sous la forme d’un dyptique aux ateliers Berthier le projet colossal de la compagnie La Piccola Familia a rassemblé le week-end passé pour la première session un public nombreux et particulièrement fier de vivre pareille aventure. Récemment auréolé du molière de la mise en scène le jeune prodige Thomas Jolly signe avec cette création démesurée une performance unique qui propulse sa compagnie au rang d’incontournable dans le paysage théâtral français; « Henri VI » marque les esprits et laisse derrière lui des images inoubliables.

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Il n’a pas peur Thomas Jolly, ni de Shakespeare, ni de la longueur de son Henri VI pourtant jamais monté dans son intégralité, ni de la multitude de personnages à interpréter. Il y aurait de quoi pourtant: 15 actes, tout autant de tableaux et de décors, 150 personnages, une intrigue à tiroirs à faire pâlir d’envie les scénaristes des plus grandes séries télévisées. En effet au royaume d’Henri VI les rebondissements sont nombreux, guerres intestines et trahisons de tous bords n’auront de cesse de déchirer les personnages. Pieux et pacifique, le roi d’Angleterre Henri VI subit durant des décennies les violences incessantes entre deux clans : la maison des Lancastre et la maison d’York, tous deux cherchant à un moment ou à un autre à convoiter son trône. La guerre des deux roses, fruit de jalousies autour de la descendance royale dura de longues années et vit l’Angleterre perdre de nombreux territoires et baigner dans le sang . Cette trilogie de Shakespeare retrace donc ces années d’un règne mouvementé et Thomas Jolly met au service de l’histoire une maitrise de l’esthétique particulièrement brillante.

«LA RHAPSODE : Vous constaterez que durant la soirée, nous autres, comédiens, en plus d’être poignants, aidés des techniciens qui sont tapis dans l’ombre, nous serons condamnés à manœuvrer des charges, des décors, accrocher, décrocher tentures et colonnes, et comme vous le verrez, ces tâches sont fréquentes et les charges sont lourdes ! Joyeuse et collective notre épique entreprise est faite d’artisanat, pour preuve, les acteurs ont même été sommés de faire eux-mêmes certains de leurs costumes et… ça se voit ! »henry_vi_13-211011076_10206694752310537_8318903068592053179_n

C’est un théâtre généreux et inventif que Thomas Jolly incarne avec force. Vivante, moderne et un brin punk son adaptation pour « Henri Vi » n’en oublie pas d’être extrêmement travaillée au niveau de la dramaturgie. La traversée est ainsi parfaitement limpide et passionnante, saluons d’ailleurs également à ce titre le format particulièrement digeste proposé par l’Odéon. Les deux journées filent à grande allure et on se prend même à trouver les entractes un peu longs, bien que l’organisation ait été à la hauteur du défi. C’est que l’intrigue est haletante, et que Thomas Jolly dès la première heure nous a démontré qu’on allait en prendre plein les yeux. Convoquant avec ingéniosité le théâtre de tréteaux sur certains passages, il met en Å“uvre par ailleurs des tableaux d’une complexité époustouflante, notamment grâce aux musiques et à la création lumière. Les effets sont grandioses, explosifs, surpuissants et confèrent à certaines scènes une portée magistrale. Les batailles, et elles sont nombreuses, ne voient jamais les hommes s’affronter dans des corps-à-corps répétés, elles prennent plutôt la forme de symboles, appelant chacun à solliciter son imagination et à se laisser porter par le mouvement chorégraphié. Mais la Piccola Familia se distingue aussi par son humilité et son humour, la trilogie est très drôle il faut le souligner. Les interventions généralissimes de Manon Thorel en Rhapsode y sont certes pour beaucoup, mais quel bonheur de voir ces brillants comédiens s’amuser comme des enfants à enfourcher des chaises en bois en guise de vaillants destriers ou encore envoyer des missives grâce à des messagers à rollers. L’alchimie est parfaite, l’étendue du savoir-faire est grand, l’épopée sous la houlette de Thomas Jolly nous entraîne aussi bien dans un univers joyeux et foutraque que dans des envolées lyriques sublimes.

Dernier acte. Le public est en liesse, impatient de découvrir l’issue funeste de la saga. Ils appellent de leurs applaudissement à la reprise et ne seront pas déçus. La bataille finale sera d’une beauté saisissante et l’on verra déjà poindre au loin la noirceur à venir de Richard duc de Gloucester. Par un habile effet de mise en scène d’ailleurs Thomas Jolly qui incarne le vil bossu dans ce deuxième cycle lie son épopée à une future création autour de Richard III. Inutile de préciser à quel point nous sommes impatients de connaitre cette suite. Mais sur le champ de bataille voici venir les dernières images, la célébration des vainqueurs. Le rideau final tombe. Au terme d’un périple de 18H les spectateurs de la fresque « Henri VI » se lèvent comme un seul homme, interminables applaudissements. A la hauteur de l’échange vécu, comédiens et public s’auto-congratulent avec émotion, ensemble nous l’avons fait ce voyage. Thomas Jolly, artistes de la Piccola Familia, techniciens et équipes de l’Odéon, partenaires d’aventures, à tous, merci. Le voyage était beau.

Audrey Jean

« Henri VI » de William Shakespeare 
Mise en scène Thomas Jolly

Scénographie : Thomas Jolly assisté d’Alexandre Dain
Collaboration dramaturgique : Julie Lerat-Gersant
Lumière : Léry Chédemail, Antoine Travert et Thomas Jolly
Musique originale : Clément Merguez

Avec Johann Abiola, Damien Avice, Bruno Bayeux, Nathan Bernat, Geoffrey Carey, Gilles Chabrier, Eric Challier, Alexandre Dain, Flora Diguet, Anne Dupuis, Antonin Durand, Emeline Frémont, Damien Gabriac, Thoams Germaine, Thomas Jolly, Nicolas Jullien, Pier Lamandé, Martin Legros, Charline Porrone, Jean-Marc Talbot et Manon Thorel

Jusqu’au 17 Mai 
Ateliers Berthier 17ème 
Odéon – Théâtre de l’Europe 

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