Mères sans chatte et A (II) RH+ sont deux monologues de l’auteure moldave Nicoleta Esinencu. Deux textes forts, durs, mis en scène avec une incroyable virtuosité par les comédiens-metteurs en scène Camille Hazard et Sébastien Peyrucq.

Le premier monologue met en scène une jeune fille qui essaie tant bien que mal de grandir et rêver dans un environnement de femmes monstrueuses et au fond, visiblement banales. Ce qui est peut-être le pire.

L’écriture de Nicoleta Esinencu est en vers libres, répétitive, obsédante parfois. Un refrain revient dans le premier monologue, répété obstinément et difficilement par la petite fille qui cherche à se marteler ce refrain-leçons pour éviter de commettre à nouveau des « «erreurs » qui lui vaudraient une bonne correction. Cette jeune fille grandit dans un environnement féminin : sa mère, sa grand-mère et la sœur de sa mère, mais elle est aussi « surveillée » par la voisine et la bibliothécaire. Toutes ces femmes veulent l’éduquer selon leurs habitudes et l’empêchent réellement de se trouver, de rêver, de trouver sa propre voie. Les traditions, le regard des autres ont un poids nettement supérieur à la liberté individuelle, ce qui fait que la petite grandit dans un univers sclérosé, dur, maltraitant et malsain. On multiplie sans cesse les interdits et les punitions humiliantes, avilissantes et même carrément idiotes (par exemple on lui dit qu’une fille ne porte pas de pantalon et on ajoute des propos de ce type : « tu veux vivre comme un garçon pour voir comment ça fait ? Et pourquoi pas vivre comme un aveugle ? Désormais tu auras les yeux bandés quinze minutes par jour et tu sauras ce que c’est que vivre comme un aveugle !» ou encore quand elle se prend une raclée par sa mère : « le flic de quartier » lui fait subir des attouchements après l’avoir surprise à voler des cerises : on lui inflige une bonne correction et pas un mot sur le comportement vicieux et pédophile du policier…).

chatte

Comment grandir et évoluer dans un tel milieu ? La condition féminine ne peut se modifier dans une telle société. L’endoctrinement domine. La banale monstruosité des personnages est évidemment accentuée dans le jeu, mais avec une finesse qui rendent toute la violence et la dénonciation à cette éducation qui, finalement, ne se trouve pas qu’en Moldavie. On ne peut pas forcément montrer du doigt ces « autres » quand on regarde bien autour de soi parfois…

Camille Hazard, qui interprète ce monologue, campe tour à tour les différents personnages avec une grande précision, où l’innocence et la joie de vivre de la sautillante petite fille disparaissent rapidement devant ces femmes monstrueuses, ces sortes d’ogresses sans cœur.

Le second monologue quant à lui, met en scène un homme. Un père de famille. Cette fois, l’homme est présent. Et quel personnage ! Une autre sorte de monstre, xénophobe, misogyne, porté sur l’alcool. Ce personnage, interprété par Sébastien Peyrucq, met très mal à l’aise par sa dangerosité, sa folie. C’est un laborantin patriote, endoctriné (et endoctrinant sa fille), disant qu’il habite le plus beau, le plus grand pays au monde, et il lui inculque, grâce à la méthode d’apprentissage accéléré d’anglais sans professeur que « the blacks / sucks / the palestinians / sucks / the americans / sucks / the arabians / sucks / (…) the gays / sucks / the catholics / sucks / the jews / sucks/ ( …) the blondes / sucks/the french/ sucks… ». Il est effrayant de violence, de propos terribles et sa folie grossit avec les frustrations de sa vie quotidienne. Le regard des autres est pour lui vital quand il s’agit de sa femme et sa fille par exemple, mais quand lui-même a un comportement déplacé, visiblement le discours est différent. Il est profondément misogyne et violent. Mais là encore, sa monstruosité est perçue comme banale dans ce milieu et là aussi, ça interroge. Quand on entend de plus en plus de propos racistes, anti tout et n’importe quoi et qu’on rejette toujours la faute sur les autres afin de se sentir supérieur, ça interroge. Et c’est là toute la force du texte, qui ne pointe pas du doigt que des personnages particuliers mais ces ogres sont un peu partout, finalement. Le texte dépasse l’intime et devient politique, très politique.

La compagnie de briques et de craie signe ici un travail monstrueusement bien monté, avec une scénographie très épurée : seule une chaise, toujours éclairée, se trouve sur le plateau, où parfois elle symbolise le pouvoir d’une personne sur une autre, qu’on écrase et domine ou au contraire à qui on montre « son assise » (notamment pour le personnage du père). Le rythme du spectacle est parfaitement maîtrisé, avec des belles ruptures qui permettent de « digérer » ce qui se dit sans être dans un excès hystérique qui perdrait le spectateur. Là, les deux comédiens nous tiennent du début à la fin en haleine, et pourtant, on est loin de pouvoir dire qu’on apprécie leurs personnages… Mais on apprécie sincèrement leur interprétation ! Un spectacle très bien orchestré et qu’on ne peut qu’admirer. On attend avec impatience les prochaines dates.

Anna YORKA
 
MERES SANS CHATTE / A (II) RH+
Compagnie de briques et de craie
Mise en scène et jeu :
Camille HAZARD et Sébastien PEYRUCQ
Texte : Nicoleta Esinencu
Traduction : Mireilla Patureau

Crédit photo : Julien Vivante
Théâtre le Triton
11 bis rue du Coq Français 93260 Les Lilas
 
 
 

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